Economistes et les politologues occidentaux s'interrogent pour savoir si les idées
islamiques sont de nature à empêcher l'intégration du monde musulman dans
l'économie mondiale. L'auteur s'attache à démontrer que rien dans l'Islam - bien
au contraire - ne fait qu'il soit intrinsèquement incompatible avec une société de
libertés et l'Etat de droit - à condition toutefois d'effectuer un retour aux sources
pour redécouvrir ses principes politiques et économiques, en réalité proches de la
pensée libérale classique.
(Avril 1995)C'est aux actes de terrorisme international que l'Islam doit le plus
souvent de faire la une des journaux. Lorsque les leaders islamiques
s'expriment, c'est le plus souvent pour dénoncer l'Occident et ses institutions.
Est-il raisonnable de supposer que ceux qui attirent l'attention des média
sont les véritables représentants de l'Islam ? Faut-il mettre dans le même sac
musulmans et terroristes ? Imad AHMAD, auteur du texte qui suit, proteste
contre cette façon de voir les choses. Fondateur d'un nouvel institut de
recherche et de réflexion, le Minaret of Freedom Institute, Ahmad connaît bien
les fondements philosophiques de l'Islam.
Disciple d'Ayn Rand, la philosophe libertarienne américaine, il constate
que l'Occident et l'Orient ont d'importantes racines culturelles communes.
Astronome de formation et travaillant comme consultant pour la NASA, il est
loin de l'image mystique et irrationnel du monde musulman souvent véhiculée
par les média occidentaux. Voire, il prend le contrepied de ces arguments pour
souligner ce qui réunit et rapproche la doctrine islamique à l'héritage judéochrétien.
Ce que l'on appelle aujourd'hui la "renaissance islamique" est un
mouvement intellectuel considérable qu'il convient d'observer attentivement.
Comme le montre l'essai d'Imad AHMAD, la civilisation occidentale repose en
partie sur des apports anciens du monde musulman que celui-ci cherche
actuellement à retrouver.2
La traduction française, parue en Juin 1995, a été assurée par Jacob
ARFWEDSON.3
Introduction
La renaissance islamique mondiale (que l'on appelle de plus en plus, à tort,
fondamentalisme islamique) amène économistes et politologues occidentaux à se demander si
les idées politiques ou économiques de la pensée islamique sont de nature à empêcher
l'intégration du monde musulman dans l'économie internationale. Hill (1992) a par exemple
accusé l'Islam de s'opposer à la liberté de l'information, la créativité, au pluralisme, à la liberté
de la pensée, aux élections libres et aux limitations du pouvoir. Dans cet article, nous allons
examiner les enseignements du Coran et de la pratique des premiers musulmans, ainsi que la
théorie économique qui s'est formée pendant l'ère musulmane classique (622-1492), pour
arriver à une conclusion différente. Nous allons démontrer que les principes de l'économie de
marché énoncés dans le Coran furent respectés par la société musulmane naissante et qu'ils
n'ont été abandonnés que progressivement, aboutissant à son effondrement économique, puis
politique.
La propriété dans la nomocratie islamique
Une analyse utile de la pensée islamique suppose de reconnaître que le régime
juridique islamique - la Charia - est une nomocratie. C'est dire que, politiquement, l'Islam
correspond à un Etat de droit. Ce n'est ni une théocratie (législation cléricale), ni une
démocratie (au sens d'un processus de décision majoritaire). Le principe fondamental de
l'Islam est que tout être humain est directement responsable devant le Tout-Puissant. Puisque
les musulmans pensent que la loi divine est objective (analogue au concept occidental de droit
naturel), l'homme doit obéissance à la Charia immobile, et non aux autres hommes, ni aux
assemblées. On ne saurait insister trop sur la nature nomocratique de l'Islam. Si jamais il y eut
un homme susceptible de demander obéissance aux musulmans, ce serait le prophète
Mahomet. Or même le Coran n'exige que l'on se soumette à lui que dans les cas "justes" (cf.
le Coran 60:12 ; toute citation provient de Ali, 1988). En effet, le Coran le met en garde : "tu
n'es pas non plus appelé à les commander dans leurs affaires" (39:41). Aucun être humain
après le prophète ne pourrait demander plus d'allégiance que celle due au prophète lui-même.
L'allocution inaugurale du premier calife, Abou Bakr, reflète une attitude qui se distingue
radicalement de celle des leaders politiques qui l'ont précédé : "Sans doute ai-je été élu
votre Emir, bien que je ne sois pas votre supérieur. Si j'ai raison, aidez-moi ; si je
m'égare, corrigez-moi ; l'honnêteté, c'est la fidélité ; le mensonge, c'est la trahison ...
Obéissez-moi tant que j'obéis à Allah et à son prophète ; si je désobéis à Allah et à son
prophète, ne m'obéissez plus." (Siddiqui 1970, 46-47).
Le Coran reconnaît en l'homme un être à la fois rationnel, doté de libre arbitre,
ambitieux et moral. Puisque le Coran est d'abord un guide moral, il conseille à l'homme de
suivre la voie de la modération, pour son propre bien. C'est dire que l'homme devrait agir afin
de subvenir à ses besoins matériels, sans pour autant sacrifier ses sensibilités morales. Le4
Coran maintient qu'il existe une harmonie entre les intérêts spirituels et matériels de l'homme et
se présente comme un guide pour lui permettre de réussir "dans cette vie et dans l'au-delà".
Ses impératifs ne visent pas à soumettre l'homme à un calvaire terrestre avant le salut céleste,
mais sont offerts comme un fortifiant l'aidant à traverser les épreuves, avec certaines
récompenses ici bas et des compensations éternelles.
La perspective économique du Coran a été résumé par de nombreux auteurs (cf.
Mannan 1970 et Ahmad 1986). D'un point de vue économique, l'élément clé du Coran est
l'accent qu'il met sur la modération (voir par exemple les versets 7:31-32, 18:46 et 17:29). La
consommation est autorisée ("Mangez de ce qu'offre la terre de bon et de juste ..." 2:168)
alors qu'il condamne la mesquinerie (35:29), le gaspillage (6:141) et l'extravagance (17:27). Le
désir de gagner sa vie (4:5), de vivre confortablement (42:36), même d'avoir des ornements ou
des décorations (18:46) ou de se protéger d'un avenir incertain (4:9) n'est jamais considéré
comme un mal. Le Coran dit plutôt que ses préceptes sont les moyens de réussir dans ce
domaine sans le troquer pour un échec dans l'au-delà. Le Coran "non seulement autorise les
musulmans à cultiver la terre et à gagner leur pain après les prières du vendredi" (62:10)
mais conseille aussi au prophète d'abréger les prières du matin pour que l'activité économique
n'en pâtisse pas (73:20). Il permet aussi à ses fidèles de continuer leurs activités pendant la
journée du pèlerinage (hadj ; 2:198). En dehors de ces incitations à travailler, il exhorte à
plusieurs reprises l'homme à satisfaire ses désirs et à démontrer sa prospérité (4:37, 82:20),
sans tomber dans l'extravagance ostentatoire (uz-Zaman 1981, 17). La seule limite est posée
par l'interdiction de la dépense excessive (israaf), même en matière de charité (17:29).
Le Coran discute d'un grand nombre de questions économiques spécifiques. La
propriété privée bénéficie d'une protection (2:188). Il exige que l'individu respecte ses
engagements (2:177 ; 5:1) et fournit des détails pour le droit contractuel (cf. 2:282-283). La
fraude y est prohibée (26:181) et il appelle à la mise en place de normes claires pour les poids
et les mesures (55:9).
En dehors du Coran, la jurisprudence islamique connaît trois sources
supplémentaires de droit : 1) les pratiques et les dires du Prophète (la Sunna), décrits en détail
par ses compagnons dans le hadith ; 2) le consensus (ijmah) des sages juridiques ou de la
communauté ; et 3) la recherche indépendante du savoir (ijtihad) des sages juridiques. Ce
dernier terme a la même racine que la jihad, mot arabe qui signifie "lutte sainte" (souvent
traduit à tort par "guerre sainte"). L'ijtihad permettait une grande flexibilité juridique dans le
sens où la jurisprudence islamique (fiqh) pouvait gérer l'application de la charia à de nouvelles
conditions par l'interprétation, plutôt que l'amendement, des principes juridiques fondamentaux
entérinés par le Coran.
En ce qui concerne la propriété, le Coran défend clairement le principe et le
caractère sacré de la propriété privée en général, le modifiant uniquement dans certains détails.
Je me réfère à des modifications telles que le droit intégral de la femme à la propriété et
l'abolition du droit d'aînesse (accordant à d'autres membres de la famille que le fils aîné, y
compris aux femmes, une part dans l'héritage), obligeant les musulmans à donner aux pauvres
et aux nécessiteux une part de leur richesse, etc. Aucun musulman respectueux des règles5
explicites du Coran ne pouvait être privé de sa propriété sans son consentement. Le Propète le
dit clairement dans son pèlerinage d'adieu : "Rien ne sera légitime pour un musulman de ce
qui appartient à un autre musulman, à moins d'avoir été cédé librement et de plein gré"
(Haykal 1976, 486-487).
Tout ceci était incontesté chez les premiers musulmans. La pratique du Propète et
de son premier successeur Abou Bakr suivit ces impératifs. La question qui s'est posée dans la
première communauté musulmane - et qui continue d'être débattue aujourd'hui - est de savoir si
la terre doit faire l'objet d'une appropriation privative. La propriété créée ou gagnée par
l'individu est une chose, mais la terre n'est qu'appropriée et non créée par les hommes. A
l'époque du Prophète, l'on connaissait trois types de régime foncier : la propriété individuelle,
la propriété communale et la propriété d'Etat. Le Coran ne défendait, ni ne rejetait aucun de
ces trois régimes. Là où le Coran n'offrait pas de conseil, les premiers musulmans ont cherché
dans la pratique du Prophète. Or ce dernier se servait de ces régimes, leur donnant ainsi une
légitimité, tout en accordant une préférence à la décentralisation. A Médine, non seulement il
confirma la propriété privée existante, mais il accorda aussi des lopins de terre pour des
maisons et des fermes à ceux capables d'en tirer profit. L'Etat n'occupait que les terres
nécessaires pour ses fins et toute propriété privée expropriée à des fins collectives fut
indemnisée. La propriété communale était également défendue. Un exemple : l'interdiction de
brûler des buissons dans une limite de 20 kilomètres ou de chasser à moins de 6 kilomètres de
Médine visait clairement à protéger les pâtures communales. (uz-Zaman 1981, 86-87, a
cependant noté que le domaine protégé peut avoir compris des terrains privés aussi.) Le
Prophète ne reconnut une telle propriété "collective" que dans trois cas : l'eau, le pâturage et
le feu (Ahmad 1986, 489).
Cette préférence pour la propriété privée était aussi pratiquée par Abou Bakr.
Lorsque Omar accéda au califat, cependant, la communauté musulmane se retrouva pour la
première fois propriétaire d'une quantité énorme de terres. Omar n'aimait pas l'idée d'enlever
aux populations vaincues de tels espaces au profit d'une poignée de soldats musulmans. Bien
que fidèle à la pratique du Prophète, un tel acte aurait violé l'esprit de la décentralisation : la
garantie accordée par le Prophète à la propriété privée visait à une large distribution de titres
fonciers et non à une quelconque concentration féodaliste.
Lorsque les soldats victorieux exigèrent qu'Omar répartisse les terres conquises
entre eux, celui-ci convoqua son cabinet et mit au point la solution suivante. Notant que les
propriétaires précédents s'étaient acquittés d'une taxe foncière à leurs seigneurs perses, il
décréta la résolution que voici :
1 - les terres couvertes par des traités de paix demeuraient la propriété des anciens
propriétaires, soumises à aucune taxe sauf celles précisées dans les traités ;
2 - les terres privées conquises par la force devraient être rendues aux propriétaires, ainsi que
leurs droits afférents, à condition qu'ils acceptent de verser une taxe foncière - kharadj -
considérablement réduite (le plus souvent de deux tiers), à l'Etat musulman ;6
3 - les terres inoccupées, les espaces vides et ce qui avait été les terres de la couronne sous les
Sassaniens (aussi bien que les terres abandonnées par l'aristocratie) devinrent propriété de
l'Etat ; une partie de ces terres tomba sous le régime fay, l'équivalent musulman du régime
domanial (prohibant la vente), alors qu'une autre partie fut ouverte au droit du premier
occupant sur la base de l'usufruit, c'est-à-dire moyennant paiement du kharadj, à condition
que la terre fût utilisée dans l'espace de trois ans.
Certains chercheurs (cf. uz-Zaman 1981, 88) croient que Omar interdit de vendre
toute terre soumise au kharadj, en en faisant en réalité une propriété d'Etat louée aux
métayers. Une telle interdiction - apparamment déviant de la Sunna - aurait pu se justifier par
ce que Omar tentait d'empêcher les conquérants aisés de racheter les droits de propriété à la
population indigène, instaurant ainsi une population féodale. Toutefois, il n'est pas établi que
Omar ait décidé une telle interdiction. Morony (1981, 40) soutient que l'attribution de tels actes
à Omar datent en réalité de l'époque ommeyyade pour justifier les tentatives des califes
d'étendre les terres d'Etat au-delà de ce que permet la Sunna. Lambton (1953, 53) pense que
la prohibition aux musulmans des terres kharadj fut instituéyae d'abord sous Omar II après
l'année 100 selon Hijrah (718-719). L'idée que les Ommeyyades aient dévié de la Sunna est
un cliché de la polémique musulmane, et le titre de "calife fidèle" attribué aux quatre califes
qui les ont précédés souligne cet avis. Morony (1981, 140) prétend aussi que la politique
d'Omar II ne devait pas s'appliquer en dehors de la Sawad (partie de l'Irak actuel). De plus,
des juristes islamiques ultérieurs indiquent que "alors que la propriété dans la Sawad ne
pouvait être vendue, la jouissance d'une telle propriété pouvait l'être" (140).
Politique monétaire
Les économistes musulmans contemporains consacrent beaucoup d'efforts à
débattre sur la possibilité d'autoriser le prêt avec intérêt (Ahmad 1993), mais ils laissent de
côté la question plus large de la politique monétaire. Cela est frappant, puisqu'une monnaie
saine est une condition fondamentale d'une économie saine. Même Omar trouvait
problématique la question de l'usure (riba). Il considérait que tout intérêt sur l'utilisation de
l'argent était usurier, et son fils voyait d'un même oeil le métayage. Cependant, non seulement
le Prophète lui-même et les premiers califes, mais aussi l'ensemble des gouvernements
musulmans pendant les premiers siècles de la civilisation islamique, acceptaient la nécessité de
disposer d'une monnaie saine.
Le Prophète lui-même n'a jamais déprécié la monnaie, ni autorisé l'émission de
monnaie sans contrepartie. Il a déterminé des prix critiques en termes de biens monétaires,
favorisant en particulier les trois devises fortes de l'époque en Arabie : l'or, l'argent et le blé.
Les premiers califes adoptèrent sans exception ce principe, qui est resté la règle jusqu'à ce que
la civilisation islamique commence à s'effriter à la fin du millénaire. Cahen (1981, 318) écrit :
"Jusqu'en l'an 1000, l'émission de monnaie était, sauf circonstances exceptionnelles,
saine et la monnaie circulait à sa valeur nominale ou presque, avec des pièces en
provenance d'autres Etats musulmans qui étaient acceptées par les marchés".7
Lorsqu'arriva le moment où le papier-monnaie a été adopté par le monde musulman, il
s'agissait clairement d'un concept importé.
En 1294, le visir de l'Ilkhan Gaïkhatu tenta de résoudre le problème du déficit de
l'époque par l'émission de "papier-monnaie, suivant l'exemple chinois. L'expérience fut un
échec complet, puisque les gens ont refusé d'accepter les billets. L'activité économique
s'arrêta net, et l'historien perse Rashid ud-din parle même de la 'ruine de Basra' qui suivit
l'émission de la nouvelle monnaie". (Ashtor 1976, 257).
La porte à la dépréciation monétaire fut ouverte au siècle suivant, lorsque le taux
de change argent/or subit sa première modification sérieuse depuis l'avènement de l'Islam. Au
cours des premiers siècles de l'Islam, le taux se situait toujours environ à 20 pour 1. Mais au
13ème siècle, les fluctuations du marché conduisaient les sages à réévaluer officieusement le
taux à 10/1, même si le taux officiel restait fixé à 20/1. A mesure que les réserves en argent
chutaient après 1380, le taux de change du dirham contre le dinar désormais dévalué baissait
de 1/20 à 1/25, puis à 1/30 (Ashtor 1976, 35). Au début du 15ème siècle, l'émission de
dirhams en argent cessa. Al-Makrizi en rend responsable un dignitaire de la cour qui essaya
"de s'enrichir par la frappe de pièces en cuivre" (35). La crise monétaire fut accompagnée
de famine et d'une guerre civile prolongée. Ceci entraîna la levée d'impôts supplémentaires
pour équiper les armées et mater les révoltes à répétition.
Les taux d'intérêt ont augmenté de 4-8% pendant les croisades, jusqu'à 18-25%
au 15ème siècle (324). Bien que "l'offre d'or du Soudan occidental ne fût jamais
interrompue", le Sultan Barsbay dévalua le dinar en 1425 "pour la première fois dans
l'histoire du Proche-Orient musulman". Jusqu'alors, le dinar était resté une pièce d'or pesant
environ 4,25 grammes. Avec la dévaluation, un dinar de 3,45 grammes appelé al-Ashrafi
"restait la pièce d'or de l'Egypte jusqu'à la fin du règne des Mamelouks". C'était là le
poids du ducat européen, ce qui montre le glissement de l'étalon monétaire musulman vers
l'Occident chrétien ascendant.
Fiscalité
Le Coran mentionne quatre sources de revenus publics : le zakat (les aumônes
obligatoires), le sadaqa (la charité volontaire), le jizya (les contributions des non musulmans
bénéficiant de la protection musulmane), et le khums (20% du butin de guerre réservés à
l'usage discrétionnaire du Commandant-en-chef). Le premier ne s'applique qu'aux musulmans.
C'est en réalité une obligation religieuse plutôt qu'un impôt ordinaire. Le sadaqa est purement
volontaire et n'est donc pas un impôt au sens habituel du terme. Le jizya est levé sur les non
musulmans au lieu du service militaire et peut être fixé par un traité.1 La pratique des premiers
musulmans indiquent clairement qu'il s'agit d'une cotisation pour la protection des minorités,
remboursable lorsque la protection ne pouvait être assurée. Ainsi, elle tombe dans la catégorie
des droits d'utilisation. Seul le khums est pris par la force, mais puisqu'il est pris à l'ennemi au
1 Par exemple, Siddiqi (1970, 11) rapporte que "lorsque les chrétiens de Najran ont proposé de payer deux
fois le zakat à la place du jizya, [le Prophète] accepta leur proposition".8
cours de la bataille, ce n'est pas un impôt sur les citoyens, mais une part du butin de guerre. A
l'époque du Prophète, le khums était attribué à celui-ci pour son utilisation discrétionnaire, pour
ses besoins personnels aussi bien que ceux de sa famille, ainsi que pour des allocations aux
nécessiteux et aux travaux publics. On peut l'interpréter comme une propriété d'Etat dont le
régent se sert ou comme une propriété privée du Commandant-en-chef de laquelle il est censé
distribuer le sadaqa. Dans le premier cas, c'est un impôt sur le butin de guerre, plutôt qu'un
impôt sur les citoyens. Dans le second, les dépenses publiques nécessaires constituent un impôt
sur le Commandant-en-chef et non sur les contribuables.
D'après ce récit, il semble que l'imposition autorisée par le Coran soit strictement
limitée. Cela ne doit pas nous étonner, puisque le Prophète dit qu'il ne faut priver un musulman
de sa propriété légitime sans son consentement. La Sunna confirme ce principe. A l'époque de
Mahomet et d'Abou Bakr, il n'y avait aucune source de revenus publics à part celles autorisées
par le Coran.2 Une exception présumée est avancée dans l'affirmation que le Prophète aurait
collecté le zharaj des juifs de Khaybar. Siddiqi (1970, 17) écrit :
"Lorsque Khaybar fut pris par le Prophète ... les juifs, reconnaissant les
vainqueurs comme les propriétaires des terres conquises (suivant les
coutumes de l'époque), proposèrent de cultiver les terres en tant que
métayers de l'Etat et de lui verser une part de la récolte. Le Prophète
accepta et fixa le kharaj à la moitié de la récolte."
Ceci peut être interprété de deux manières. A première vue, les juifs ont reconnu
les terres comme étant la propriété de l'Etat (fay). Dans ce cas, les paiements versés
correspondent à un loyer et non à un impôt. Si, en revanche, ils représentent une taxe foncière,
le taux, ayant été fixé par traité, constitue un jizya négocié et reste conforme aux règles du
Coran.
Ainsi, il est clair que le Prophète n'a jamais établi d'impôts en dehors de ceux
spécifiés par le Coran, exceptés les droits d'utilisateur. Il en va de même pour Abou Bakr. La
pratique générale des premiers califes corrobore cette analyse. C'est ainsi que Abou Abdullah
Mu'awaiya ibn Ubayd Allah écrivit dans un traité sur la fiscalité à l'intention du calife al-Mahdi
(Lapidus 1981, 177) que :
" 'le Trésor doit assumer toutes les dépenses de travaux publics, y compris la
construction de passages voûtés et de ponts, l'assainissement de rivières et la
maintenance de barrages sur les grandes rivières'. Par ailleurs, on considère
cependant que les canaux d'irrigation font partie du domaine privé, et les
juristes débattent de la question des droits de l'eau et la distribution des
dépenses d'irrigation entre particuliers. Ils donnent l'impression que la
responsabilité à cet égard était plutôt limitée."
2 Il y avait aussi des emprunts et des rançons, les deux autorisés par le Coran. Aucun des deux ne
constituait une source significative de revenus (uz-Zaman 1981, 103).9
Omar, le second calife, décida en effet l'introduction de deux nouveaux impôts : il
imposa des tarifs douaniers et étendit la levée du kharaj à des cas autres que le jizya modifié.
Jusqu'alors, les droits de douane étaient inconnus en Arabie. Voyant les nations du monde
engagées dans ce qui, à ses yeux, a dû ressembler à une forme de vol frappant les marchands
qui traversaient les frontières, Omar semble avoir suivi la recommandation coranique de
pratiquer la rétorsion proportionnée (2:194) en imposant une politique de réciprocité. Dans une
tentative économiquement savante pour minimiser l'effet des tarifs sur les musulmans et les
minorités sous leur protection (les dhimmis), il accorda cependant une réduction de 50% aux
dhimmis et une réduction de 75% aux musulmans. De plus, était considéré comme dhimmi à
cet égard tout non musulman qui résidait en territoire musulman depuis plus d'un an.
Nous avons déjà abordé l'utilisation par Omar du kharaj dans le paragraphe
relatif à la question foncière. Nous pouvons supposer qu'il voyait un parallèle entre la taxe
foncière persane et le jizya sous sa forme usufruitaire que le Prophète accepta dans le cas des
juifs de Khaybar. Puisque l'impôt levé fut de loin inférieur à celui perçu par les Perses, l'on peut
supposer qu'à la fois le Prophète et ses nouveaux sujets pensaient que les conditions étaient
agréables, par rapport à celles fixées par le traité. Pourtant, le kharaj ressemble dans ce
contexte à la taxe foncière persane (appelée kharag d'où peut-être le terme kharaj) plus
qu'au jizya précisément parce qu'elle n'est pas fixée par voie de traité, mais peut être modifiée
par l'Etat de manière discrétionnaire. Omar s'en préoccupait et aurait mis en garde à plusieurs
reprises ses gouverneurs de ne pas fixer les taux à un niveau prohibitif. Il interrogea les
receveurs de Sawad : "Vous avez peut-être estimé la valeur de la terre à un taux qu'elle
ne saurait supporter" , à quoi ils répondirent, "Non, au contraire, nous l'avons appréciée à
un taux supportable ; voire, elle aurait pu supporter un niveau encore plus élevé" (Raana
1977, 93).
Lorsque les Ommeyyades ont pris le pouvoir, les gouverneurs ont augmenté le
kharaj jusqu'à étouffer les revenus sous le Hajjaj, devenu légendaire pour sa politique fiscale
oppressive. Puis, le pieux Omar II tenta un retour à la politique fiscale d'Omar I. Il déclara que
adl (la justice) et ihsan (la gentillesse) formaient l'esprit des lois économiques (uz-Zaman 1981,
75). Les revenus abondaient. Malheureusement, ses successeurs ont dévié de sa politique.
Alors que la dynastie des Ommeyyades touchait à sa fin, son régent concéda : "Nous fûmes
injustes avec nos sujets et ils furent déçus de notre justice. Ils voulaient se débarrasser
de nous. Nos contribuablés, accablés, nous désertèrent, détruisirent nos propriétés et
vidèrent le Trésor." (75-76). Lorsque Yazid III réagit aux protestations contre le niveau des
dépenses publiques en promettant de les réduire et de baisser les impôts, il était déjà trop tard
(101).
A travers l'histoire islamique, les politiques fiscales allaient cahin-caha avec la
montée et le déclin des dynasties. C'est en les étudiant qu'Ibn Khaldun est arrivé à sa célèbre
conclusion (de nos jours réincarnée sous le nom de la "courbe de Laffer" ) que les dynasties
obtiennent d'importantes recettes d'un taux d'imposition faible au début et de faibles rentrées
provenant de taux d'imposition élevés vers la fin de leur règne (Rosenthal 1967 II, 89).10
Au 12ème siècle, les Seldjukids tentèrent de compenser la perte de revenus au
titre de la taxe foncière par une augmentation d'autres impôts et par l'introduction de nouvelles
taxes. Suivit une longue série dérisoire d'abrogations et de réintroductions d'impôts. Une fois au
moins, la demande d'abolition est venue des guides religieux. Au fur et à mesure que l'Irak
croulait sous les impôts - et sous les tentatives gouvernementales de monopoliser d'importantes
industries, comme la soie (216) - le pays a perdu sa capacité d'innovation technologique. Ainsi,
comme une version du 12ème siècle d'Atlas Shrugged, les chroniques d'Ibn al-Djauzi parlent
de "moulins qui tournaient et moulaient des grains sur la terre, sans que personne ne
sache comment ils fonctionnaient" (243). L'infrastructure s'effondrait petit à petit pendant le
12ème siècle et les ingénieurs échouaient dans leurs projets. "Un chroniqueur arabe
contemporain dit explicitement que les services publics étaient incapables de réparer les
failles" dans les barrages en Irak (245).
Cette période de stagnation coïncide avec le début d'épanouissement
technologique en Europe. Les entreprises industrielles musulmanes ne pouvaient plus "se
permettre des expériences visant des innovations technologiques" une fois que les princes
seldjukides et ayyubides "ont limité l'entreprise libre, imposé des monopoles et des impôts
élevés sur les ateliers. Ces mesures ont conduit à un déclin progressif de l'industrie
privée" (247).
Les Mongoles (les Ilkhanides) ont imposé de nombreuses taxes arbitraires.
Ghazan (1295-1304) tenta d'introduire quelques réformes telles qu'une taxe foncière fixe,
l'abolition de "l'hébergement de soldats et de fonctionnaires dans des maisons privées et
interdit l'usage de la violence dans la collecte d'impôts" (250) et rendit aussi héréditaires
les fiefs féodaux. Tout effet positif de ces réformes fut cependant effacé par l'expansion du
système féodal dans d'autres domaines. Furent traités comme esclaves non seulement les
prisonniers de guerre, mais aussi les clients et les suivants. "D'après la loi de Ghazan, un
paysan qui s'était enfui d'un domaine féodal même trente ans plus tôt était capturé et
renvoyé" (258). Dans ces circonstances, la politique de Ghazan qui consistait à attribuer des
domaines de l'Etat à ceux qui voulaient les cultiver, assortis d'incitations fiscales, exemple suivi
par ses successeurs, n'a rencontré que "des succès partiels" , et après son règne "commença
une évolution de baisse de la production agricole" (260).
Les Mongoles ont étendu les terres de l'Etat, y compris par la confiscation des
dotations appartenant aux institutions religieuses (la propriété waqf). Plus tard, dès les années
1280, le gouvernement entreprit des ventes de terres. Les domaines privés croissants
commençaient à prendre la direction de l'agriculture irakienne (261). Ils ont réagi à la chute de
la demande de blé due au dépeuplement par un rotation de culture, notamment au profit du
coton et des arbres fruitiers. La mort d'Abou Saïd (1316-1335) fut suivie d'une guerre civile et
une mauvaise gestion continuelle dominait les dynasties suivantes.
La dynastie des Djalairides fut renversée en 1410 par Kara Yusuf, cheftaine d'une
fédération de tribus turcomènes, les Kara Koyunlu. Leur dynastie, d'après les récits de
l'époque, amena les conditions les plus misérables dans toute l'histoire de l'Irak (268). Uzun
Hasan, prince des Ak Koyunlu, conquit Bagdad en 1469, puis la majeure partie de la Perse. Il11
codifia les pratiques fiscales avec l'objectif d'éliminer leur nature arbitraire, et réduisit également
la taxe foncière (272). La pression fiscale demeurait cependant oppressante. Les paysans de la
province de Diyar Bakr étaient soumis à un impôt de 20% sur la récolte, des corvées et "de
nombreuses autres taxes" par ailleurs (273).
Les Turkmènes ont perfectionné le régime foncier féodal en Irak. Les seigneurs
recevaient une allocation perpétuelle et héréditaire, et bénéficièrent d'une "immunité
administrative et judiciaire" (273). Uzun et ses successeurs ont accordé des fiefs au clergé
afin de s'assurer de son soutien. Lorsque les Ak Koyunlu réalisèrent qu'ils allaient droit à la
désintégration, ils tentèrent de récupérer bon nombre des fiefs et la terre waqf, mais se
heurtèrent à la fois à la résistance des seigneurs et des théologiens.
Le commerce intérieur et extérieur en Irak subit des revers importants sous le
règne des Djalairides et des Turkmènes et l'économie fut réduit au troc (274). Plutôt que
d'abroger les mesures qui entravaient de nombreux domaines commerciaux, les Turkmènes ont
augmenté les impôts frappant le commerce. Le tamgha par exemple, que le sage Nasir ad-Din
at-Tusi recommanda de fixer à 1/240ème, fut de 5% à Tabriz au début du 14ème siècle. Les
conseillers d'Uzun Hasan l'ont dissuadé de l'abolir. Evidemment, les gouverneurs et les
seigneurs féodaux étaient tous exonérés d'impôts (275).
La route commerciale s'est éloignée du Golfe persique vers la Méditerranée (277).
En dehors des facteurs énoncés plus haut, les changements politiques à la fin du 15ème siècle
(conditions détériorantes en Perse, les victoires gênoises affectant les vénétiens, les conquêtes
mamelouks et mongoles favorisant la résurrection du commerce de la Mer rouge) ont obligé les
Vénitiens à reprendre le chemin d'Alexandrie et de Beyrouth (326).
Intervention de l'Etat dans l'économie
L'expérience des sociétés islamiques en matière d'intervention étatique dans
l'économie coïncide avec son déclin progressif. Sous le règne d'Omar, l'Etat se contentait
d'être responsable de la défense, de la Justice, des poids et des mesures et des travaux publics
tels que les canaux d'irrigation financés par des droits d'utilisation basés sur le kharaj et
l'ushr.
Source:
http://www.euro92.com/acrob/islam%20classique.pdf
Président du Minaret of Freedom Institute*