Il est rare que l’on puisse tirer les enseignements d’une crise lorsque l’on est au milieu de celle-ci. Les grands bouleversements intervenus depuis la fin de la guerre froide n’ont ainsi pas toujours été déchiffrables au moment où ils se sont produits, sans doute parce qu’ils appartenaient à une ère de transition accouchant d’un monde nouveau qui se présente aujourd’hui, avec la crise du coronavirus, sous une lumière crue. La pandémie, en effet, agit comme un révélateur de tendances certes perçues par notre intellect, mais qui n’avaient pas suffisamment frappé notre imagination pour modifier nos représentations du monde. Or désormais le monde est nu, et nous n’avons pas d’autre choix que d’abandonner nos coupables pudeurs pour regarder la vérité géopolitique qu’il nous donne à voir, et les conséquences que nous devrons rapidement en tirer pour y survivre en hommes libres.
Examinons les faits. Trois choses absolument frappantes se sont produites durant la crise. La première, c’est qu’aux premières alertes, chacun est rentré chez soi, dans son pays. Du jour au lendemain, les touristes sont passés du statut d’heureux voyageurs nomades à celui d’étrangers indésirables, parfois objets de comportements hostiles de la part des populations locales. La mondialisation heureuse venait de tomber le masque. Les citoyens du monde se sont évaporés. Le touriste, l’étudiant, l’homme d’affaires sont redevenus, chez les autres, ce qu’ils ont toujours été: des étrangers. Bien sûr, lorsque la crise sera passée, la circulation des biens et des personnes reprendra son cours, mais nous ne croirons plus, en particulier nous les Européens à qui l’on a enjoint de «s’ouvrir» toujours plus, à l’article fondateur de la doxa mondialiste qui prétendait que tout le monde est chez soi partout.
Le deuxième fait frappant est la quasi-absence de solidarité internationale dans la crise. Le virus, pas plus aujourd’hui que dans le passé, n’a été traité comme un ennemi commun de l’humanité. Chaque État a mis en œuvre sa stratégie propre, sans se coordonner avec les autres, sans faire appel aux organisations régionales et sans trêve des ambitions géopolitiques. Lorsque des aides ont été consenties, c’est avec des arrière-pensées si voyantes que leurs bénéfices pour l’amitié entre les peuples en ont été annulés. Cette compartimentation nationale de la lutte contre le virus oblige les élites européennes à admettre ce qu’elles récusent depuis des décennies: la nation reste la brique fondamentale de la société mondiale.
Le troisième fait marquant est la cristallisation des tensions géopolitiques entre la Chine et l’Occident, qui dessinent les contours d’une nouvelle guerre froide structurée par l’axe Chine-États-Unis. Privé de son antagonisme idéologique, le monde issu de la chute de l’URSS avait restauré les clivages civilisationnels dans un monde multipolaire dominé par les États-Unis. La nouveauté, mise en lumière par la crise actuelle, est l’émergence de la Chine comme seul «challenger» ayant à la fois la capacité et la volonté affichée de détrôner les États-Unis, et l’Occident au sens large, de leur place de leader mondial. C’est donc autour de ce clivage que les relations internationales vont désormais s’organiser. La grande politique des alliances, tombée en désuétude avec la prolifération des organisations internationales et l’illusion d’un grand marché global post-national, est appelée à revenir au premier plan. L’Europe est la plus mal armée pour y prendre sa part compte tenu du déclin organisé de sa culture stratégique et de sa réticence à accepter que l’interconnexion croissante des sociétés humaines, envisagée seulement comme un facteur de paix, puisse aussi nourrir les guerres informationnelles, les clivages identitaires et les agressions commerciales. L’idée de «doux commerce» répandue par les courants libéraux depuis le XIXe siècle a vécu.
Dans cette nouvelle configuration, que peut, que doit faire l’Europe pour conserver la maîtrise de son destin? Trois actions me paraissent urgentes et déterminantes. La première est de recentrer l’Europe sur son marché intérieur. Cela concerne tout d’abord la demande, qui doit être orientée, par la voie dirigiste si besoin, vers les circuits courts et la production locale. Il serait aberrant que nos vastes plans de relance soient, comme après 2008, absorbés par des importations ne créant aucune valeur ajoutée sur le sol français et européen. Cela suppose de se doter de protections tarifaires et normatives actuellement vidées de leur portée par les accords de libre commerce peu réciprocitaires négociés par la Commission européenne et d’une politique de soutien à l’industrie impossible dans le cadre européen actuel, qui a au contraire montré, en ouvrant, en pleine pandémie, de nouveaux chapitres de l’élargissement à l’Albanie et à la Macédoine du Nord, en signant un traité de libre-échange avec le Vietnam, ou encore en sanctionnant les aides d’État, que sa vision des choses était diamétralement inverse. Cette réorientation sera toutefois sans effet si la politique d’offre ne suit pas, et son principal frein, en France, est le niveau excessif des prélèvements obligatoires, qui pèsent sur une partie de plus en plus restreinte et asphyxiée de la population et du tissu productif. Il serait intéressant de demander aux paysans chinois ce qu’ils ont pensé de l’appel du ministre de l’agriculture français pour trouver 200 000 volontaires pour les travaux des champs, en remplacement des travailleurs saisonniers, dans un pays qui compte près de 2 millions de bénéficiaires du RSA.
La seconde action concerne la maîtrise des frontières physiques, et la crise a justement montré qu’elle était parfaitement réalisable. Il n’est nul besoin d’insister sur la déstabilisation des sociétés européennes induite par des décennies d’immigration incontrôlée et instrumentalisée par de nombreux États, la Turquie en dernier lieu. Si rien n’est fait, il faut s’attendre à l’installation d’un état de fracturation permanente au sein d’une Europe connaissant successivement le destin de l’Autriche-Hongrie, de la Yougoslavie puis du Liban, débouchant sur une partition politique croissante, notamment avec les pays de l’Est. Aucune politique de puissance n’est possible lorsque l’on est miné par des dissensions internes irréconciliables, l’histoire montrant que l’éclatement était invariablement au bout du chemin.